Partage des coûts et tarification des infrastructures
Une véritable valorisation des infrastructures communes doit reposer sur une approche rigoureuse du partage de leurs coûts et de leur tarification implicites sinon explicites. D'où l'intérêt et la pertinence du présent ouvrage qui se veut à la fois un regroupement en un seul lieu et une mise àjour des travaux que nous avons réalisés sur ce sujet au cours des récentes années au sein du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO).
La plupart des organisations, sinon toutes, répartissent d'une manière ou d'une autre des coûts communs entre leurs diverses composantes ou encore entre leurs différents partenaires. Ces problèmes de partage de coûts communs se posent avec de plus en plus d'acuité car les règles ou formules de partage sont des facteurs importants de compétitivité et de performance. Bien que leur analyse scientifique explicite soit déjà relativementavancée, leur application au sein des organisations (entreprises, alliances ou réseaux d'entreprises, gouvernements) reste relativement embryonnaire et souvent tributaire d'une approche historique ad hoc, plutôt que rationnellement choisie pour maximiser la performance et la valeur de l'organisation.
Nous croyons que les organisations, entendues au sens large, auraient intérêt à investir des ressources dans l'apprentissage de méthodes de partage de coûts communs plus rigoureuses, plus efficaces, plus équitables et plus incitatives que celles couramment utilisées. Nous insistons sur l'importance de cet investissement dans un contexte économique où les infrastructures communes, tant privées que publiques, sont omniprésentes et conditionnent les gains d'efficacité, devenus eux-mêmes la véritable pierre angulaire de la compétitivité.
Dans le présent ouvrage, nous présentons systématiquement les méthodes de partage qu'on retrouve dans la littérature économique. Nous les regroupons en trois catégories : les règles de proportionnalité, les règles inspirées de la théorie des jeux coopératifs et les règles de répartition séquentielle (serial cost sharing). Chacune des méthodes présentées est illustrée à l'aide d'un exemple, celui d'un gazoduc qui relierait le Saguenay-Lac-Saint-Jean et la Beauceà Montréal, en passant par Québec, capable de desservir ces trois régions.
Il est important de faire le choix d'une méthode de partage des coûts sur la base de ses propriétés, avant même de connaître les résultats qu'elle peut donner. Un objectif de cet ouvrage est de départager les méthodes de répartition des coûts sur la base de propriétés générales qu'elles peuvent ou non satisfaire. Nous énonçons un certain nombre de propriétés relatives à l'équité et à la cohérence, souhaitables de façon générale ou dans certaines circonstances. Nous présentons divers résultats indiquant quelles propriétés sont satisfaites par quelles méthodes dans quels contextes.
Nous présentons ensuite la notion dejeu de coûts. Un jeu de coûts est défini comme un jeu coopératif dans lequel le gain de la coopération est la réduction des dépenses permise par la réalisation coordonnée des projets d'un ensemble d'agents. Le problème est alors de savoir comment ces agents vont se répartir ce gain, c'est-à-dire cette réduction de coûts, ou de façon équivalente comment ils vont contribuer au financement de la dépense ainsi occasionnée. Nous recensonsles principaux types dejeux de coûts et introduisons les notions de pré-solution et de solution ainsi que les propriétés habituellement requises d'une solution.
Nous présentons alors les principaux concepts de solution proposés pour lesjeux coopératifs dont plusieurs ont été utilisés pour résoudre les jeux de coûts. Nous consacrons à l'étude du concept de coeur une place privilégiée. Nous étudions également les concepts de semi-coeur, d'ensemble stable de von Neumann et Morgenstern, du nucléole et de la valeur de Shapley.
En guise d'application type, nous présentons le cas du partage des coûts de certaines infrastructures municipales. Dans les municipalités d'une certaine taille, les réseaux d'aqueduc, de collecte des eaux usées, de distribution de gaz naturel, de distribution électrique, de télécommunications, etc. passent dans des canalisations regroupées sous terre. La construction de ces ouvrages implique des coûts fixes très importants, qu'il faut partager entre les différents utilisateurs. Le problème de la répartition des coûts d'un réseau de conduits souterrains présente des caractéristiques particulières. Nous les illustrons à l'aide d'un exemple et, après avoir passé en revue les méthodes de répartition proportionnelle, dont celle qui consiste à répartir les coûts proportionnellement à la longueur des conduits attribuésaux usagers,nous présentons deux méthodes qui semblent des plus intéressantes dans ce contexte, soit la règle Shapley-Shubik et la méthode de répartition séquentielle. Nous passons en revue les propriétés satisfaites par ces méthodes et nous discutons des données nécessaires à leur application. Nous montrons comment ces considérations permettent d'aboutir, dans le cas considéré, à une recommandation en faveur de la méthode de répartition séquentielle, qui semble à la fois la plus facile à appliquer et la plus susceptible de répondre à la problématique des conduits souterrains.
Nous poursuivons avec la prise en compte des incitations dans le développement des infrastructures communes. Afin de choisir la bonne taille d'une infrastructure et d'économiser autant que possible sur les coûts d'investissement, il faut en général au responsable (le Centre) certaines informations qui lui font typiquement défaut et pour lesquelles il doit s'en remettre à des agents ou partenaires, qui voudront utiliser leurs informations privilégiées de manière stratégique. Ce problème est endémique à toute société, toute alliance, tout partenariat et toute entreprise publique ou privée. Nous considérons à ce titre trois contextes spécifiques particulièrement importants. Dans le premier, une entreprise ou une alliance d'entreprises avec plusieurs divisions veut mettre en place une méthode de répartition des coûts communs qui incite les chefs de division ou les partenaires à contribuer à la minimisation ou du moins à la réduction de ces coûts communs. Dans les deuxième et troisième cas, le problème du partage des coûts communs se pose dans des contextes où les responsables de divisions sont les seuls à connaître certaines informations cruciales pour la détermination du programme optimal de l'entreprise ou de l'alliance. L'entreprise doit alors inciter les divisions ou partenaires à révéler leurs informations privilégiées. Nous proposons une approche méthodologique qui permet d'obtenir des solutions souvent imparfaites mais du moins transparentes et éclairantes.
Partage des coûts communs et tarification des infrastructures sont deux considérationsjumelles, différentes mais intimement liées. Par exemple, les préoccupations des régulateurs en ce qui concerne la répartition des coûts et la prise en compte de cette répartition dans la fixation des tarifs ne sont généralement pas au diapason des exigences d'une tarification optimale ou efficace, définie en termes de la contribution des biens ou services considérés à la maximisation du bien-être de la société dans son ensemble. L'intérêt général commanderait qu'on tarife l'usage des infrastructures à leur coût marginal, en prenant soin d'y inclure tous les coûts d'opportunité, dont ceux liés à la congestion et à la pollution. à tout le moins, on devrait abaisser les tarifs de manière à assurer une pleine utilisation de ces infrastructures. Ce résultat est connu par les économistes comme la solution de premier rang. Malheureusement, dans un contexte d'économies d'échelle importantes, ce mode de tarification conduit à un déficit. Pour couvrir les coûts, les gestionnaires doivent alors élever les tarifs au-dessus des coûts marginaux. On cherche alors ce que les économistes appellent la solution de second rang, c'est-à-dire la meilleure solution sous la contrainte d'équilibre budgétaire. Le problème est de déterminer les tarifs de manière à atteindre cet objectif. Nous débutons cette partie de notre ouvrage par la tarification à la Ramsey-Boiteux ou encore linéaire. Dans ce cas, il n'y a qu'un prix par unité de bien ou service, bien qu'il puisse varier d'un bien à un autre. Ensuite, nous montrons qu'on peut faire mieux avec des tarifs polynômes ou non linéaires, comprenant des charges fixes, des prix d'usage, etc. Nous terminons par un bref survol des applications qui ont été faites de la tarification linéaire et non linéaire.
Rappelons que l'objectif de cet ouvrage est de présenter de manière relativement uniforme l'ensemble des éléments à considérer dans la valorisation des infrastructures communes, en particulier les éléments relatifs au partage des coûts et à la tarification de ces infrastructures. La problématique que soulève cette valorisation est complexe et son analyse n'est pas toujours aussi simple qu'on pourrait le souhaiter. Mais nous invitons les responsables du développement et de la valorisation des infrastructures communes à investir les efforts nécessaires à la maximisation des bénéfices socio-économiques des infrastructures communes. Cette maximisation repose sur une analyse rigoureuse des enjeux.